Thomas Tallis - Spem in Alium (4,72/5)
01 | O salutaris hostia | Thomas Tallis | ***** |
02 | In ieiunio et fletu | Thomas Tallis | ***** |
03 | Salvator mundi (I) | Thomas Tallis | ***** |
04 | In manus tuas Domine | Thomas Tallis | ***** |
05 | Salvator mundi (II) | Thomas Tallis | **** |
06 | The Lamentations of Jeremiah (I) | Thomas Tallis | **** |
07 | O sacrum convivium | Thomas Tallis | ***** |
08 | O nata lux de lumine | Thomas Tallis | ***** |
09 | Te lucis ante terminum | Thomas Tallis | ***** |
10 | The Lamentations of Jeremiah (II) | Thomas Tallis | **** |
11 | Spem in alium | Thomas Tallis | ***** |
Thomas Tallis vécut certaines des années les plus tumultueuses du XVIe siècle. A sa mort, en 1585, il s’était vu commander une musique pour les rites catholiques sous Henri VIII (1509 – 1547) ; pour les services en langue vernaculaire anglaise sous Edouard VI (1547 – 1553) et pour la liturgie restaurée en latin sous Marie (1553 – 1558), avant de devoir composer des œuvres en latin et en anglais sous Elisabeth Ière (1558 – 1603), reflets de l’idiosyncrasie de la souveraine en matière de liturgie.
Ce fut d’ailleurs cette idiosyncrasie qui permit une expérimentation musicale hardie. La fonction liturgique de la mise en musique de textes issus du rite catholique pouvait en effet être négligée pour les besoins d’une forme durchkomponiert, par exemple ; de même, les Magnificat et Nunc dimittis de l’Evensong réformé pouvaient être mis en musique avec des textes en latin. Le célèbre Spem in alium, qui est, liturgiquement, un répons extrait de l’Historia Iudith, illustre parfaitement la première de ces deux techniques. La structure répétitive du répons est totalement ignorée, et nulle référence n’est faite à sa mélodie grégorienne. Tallis transforme le texte en un motet durchkomponiert, mais un motet d’un genre extraordinaire. Nous pouvons dire que cette pièce à quarante voix résume à elle seule toute l’écriture chorale de l’Angleterre du XVIe siècle (et pas seulement du XVIe siècle) : techniquement, elle combine en un juste équilibre écriture contrapuntique dense et déclamation homophonique, exploitant avec une époustouflante virtuosité la moindre combinaison d’effets offerte par les quarante parties vocales. Mais elle est, naturellement, bien plus encore. Tour à tour humble et fière, suppliante et majestueuse, elle demeure confiante en son imploration du Créateur. Nous ignorons dans quelles circonstances elle vit le jour – peut être était-elle destinée au quarantième anniversaire de la reine Marie (1556) ou de la reine Elisabeth (1573) ; ou peut-être devait-elle rivaliser avec l’Ecce beatam lucem, à quarante voix, d’Alessandro Striggio.
In ieunio et fletu, en laquelle certains virent « peut-être la plus belle œuvre de Tallis », est légèrement différente. Publiée dans les Cantiones Sacrae de 1575, ensemble de pièces de Tallis et de Byrd, elle présente un texte remarquablement assorti à la musique, où est absorbé l’essentiel du flot de pièces sacrées et profanes venues du continent. Déclamation en accords, mouvement chromatique et soigneux sens de l’architecture tonale : tels sont les éléments de cette œuvre qui, combinés à l’écriture polyphonique davantage conventionnelle, offrent un aperçu de nouveau territoire à couvrir. Les paroles solennellement pénitentielles (« Jeûnant et pleurant, les prêtres prièrent : épargne ton peuple, Seigneur ») permettent à Tallis de réaliser une identification au texte si parfaite (ces textes pénitentiels à l’extrême, utilisés et par Tallis et par Byrd, ont d’ailleurs souvent été perçus comme une référence à la situation désespérée de l’Eglise catholique dans la Grande-Bretagne de l’époque) qu’il outrepasse ses habituelles limites techniques pour jeter les bases d’un vocabulaire nouveau, prenant exemple ailleurs, dans ses propres Lamentations.
Les deux mises en musique de Salvator mundi sont beaucoup plus conventionnelles, quoique leur relative brièveté et l’économie avec laquelle elles recourent à un corpus restreint de motifs mélodico-rythmiques (notamment dans le Salvator mundi I) en fassent des œuvres parfaitement représentatives de la période élisabéthaine. La seconde mise en musique utilise un canon entre la partie supérieure et le ténor. Chacune à leur manière, In manus tuas et O nata lux reflètent l’Angleterre de la reine Elisabeth. La première, à l’instar du Spem in alium, met en musique un texte de répons (de complies, cette fois), mais sous forme de motet, et constitue l’une des œuvres en latin les plus simples et les plus épurées de Tallis. Quant à la fameuse O nata lux – en réalité une mise en musique des deux premières des sept strophes d’une hymne pour la Transfiguration – elle fait usage d’un vocabulaire harmonique plutôt théâtral. Farcie de « fausses relations » et, tonalement, assez indéfinie, elle est, de par ces caractéristiques mêmes, l’une des œuvres les plus mémorables de Tallis.
O salutaris hostia est une pièce de construction plutôt soutenue. Bâtie sur des répétitions d’ensembles d’entrées (les quatre voix supérieures, souvent par deux), généralement en ordre descendant, elle est de nature assez austère. O sacrum convivium, bien plus fluide, fut également populaire comme contrafactum anglais, « I call and cry ». Ici, nulle construction par sections, comme dans O salutaris hostia, mais une polyphonie fluide, mélodieuse.
Bien qu’appartenant au rite de Sarum (pré-Réforme), la brève hymne de complies Te lucis ante terminum, dont Tallis réalisa deux mises en musique (fondées sur deux mélodies grégoriennes différentes), n’est pas stylistiquement très éloignée des Cantiones Sacrae. Comme les mélodies grégoriennes destinées aux textes hymniques tendaient à être simples et syllabiques, les mises en musique polyphoniques étaient logiquement moins ornées que les répons, dotés de chants grégoriens plus élaborés. Les mises en musique du Te lucis de Tallis ont toujours figuré parmi les pièces les plus souvent chantées du compositeur, en raison, précisément, de cette dignité toute de simplicité.
Les deux ensembles de Lamentations nous amènent à ce qui constitue peut-être la musique la plus personnelle de Tallis. Nonobstant un texte emprunté à la liturgie du Jeudi saint, les Lamentations ne purent guère être utilisées liturgiquement, mais elles illustrent une fois encore la transformation d’une forme liturgique élaborée en motet. En l’occurrence, nous disposons de deux motets (distincts), comptant chacun plusieurs sections définies par les lettres hébraïques rituelles intercalées dans le texte latin. Ces œuvres sont parsemées de tant de détails heureux – l’usage subtil de la répétition cumulative et les effets « antiphonés » entre une voix et le reste du groupe (comme dans In ieiunio) ; la richesse et la fluidité harmoniques (comme dans O nata lux, mais sur une bien plus longue étendue) ; la fécondité mélodique (notamment dans la mise en musique des lettres hébraïques) – que l’on en néglige aisément leur architecture globale soigneusement ouvragée. Certaines énonciations sont d’une telle profondeur musicale et spirituelle que, parvenus à la conclusion (« Ierusalem, Ierusalem, convertere ad Dominum Deum tuum »), nous ne pouvons douter des intentions de Tallis. Ivan Moody, carton original cd.
01 O salutaris hostia O victime salutaire
Quae coeli pandis ostium ; Qu’est ce qui ouvre la porte du paradis ;
Bella premunt hostilia, Les guerres pressent l’ennemi,
Da robur, fer auxilium. Donner de la force, apporter de l’aide.
02 In ieiunio et fletu orabant sacerdotes: Les prêtres priaient en jeûnant et en pleurant
parce, Domine, populo tuo, épargne, Seigneur, ton peuple,
et ne des hereditatem tuam in perditionem. Et ne livre pas ton héritage à la destruction.
Inter vestibulum et altare plorabant sacerdotes Entre le vestibule et l’autel, les prêtres pleuraient
dicentes: parce populo tuo. Disant : épargne ton peuple.
03 Salvator mundi salva nos, Sauveur du monde, sauve nous,
qui per crucem et sanguinem redemisti nos: qui nous a racheté par la croix et le sang ;
auxiliare nobis, te deprecamur, Deus noster. Aide-nous, nous t’en supplions, notre Dieu.
04 In manus tuas, Domine, commendo spiritum meum. Entre tes mains, Seigneur, je remets mon esprit.
Redemisti me Domine, Deus veritatis. Tu m’as racheté, Seigneur, Dieu de vérité.
05 Salvator mundi salva nos, Sauveur du monde, sauve-nous,
qui per crucem et sanguinem redemisti nos: qui nous a racheté par la croix et le sang :
auxiliare nobis, te deprecamur, Deus noster. Aide-nous, nous t’en supplions, notre Dieu.
06 Incipit lamentatio Ieremiae prophetae. La lamentation du prophète Jérémie commence.
ALEPH Quomodo sedet sola civitas plena populo: ALEPH, comment se trouve une ville solitaire pleine de monde
facta est quasi vidua domina gentium, elle est devenue comme une veuve la maîtresse des nations,
princeps provinciarum facta est sub tributo. Le chef des provinces devint soumis au tribut.
BETH Plorans ploravit in nocte, BETH pleurant dans la nuit,
et lacrimae eius in maxillis eius: et ses larmes sur ses joues :
non est qui conseletur eam ex omnibus caris eius: il n’y a personne pour la réconforter parmi tous ses proches :
omnes amici eius spreverunt eam, tous ses amis la méprisaient,
et facti sunt ei inimici. Et ils sont devenus ses ennemis.
Ierusalem, Ierusalem, Jerusalem, Jerusalem,
convertere ad Dominum Deum tuum. Tourne-toi vers le Seigneur ton Dieu.
07 O sacrum convivium in quo Christus sumitur. Ô banquet sacré dans lequel le Christ est pris.
Recolitur memoria, passionis eius, Le souvenir de sa passion est rappelé,
Mens impletur gratia. L’esprit est rempli de grâce.
Et futurae gloriae nobis pignus datur. Et un gage de gloire futur est donné.
08 O nata lux de lumine, Un luxe de lumière,
Iesu Redemptor saeculi, Jésus rédempteur du monde,
Dignare clemens supplicum Pour être digne d’une supplication miséricordieuse
Laudes precesque sumere. Acceptez les louanges et les prières.
Qui carne quondam contegi Qui était autrefois couvert de chair
Dignatus es pro perditis, Tu es digne des perdus,
Nos membra confer effici Nous sommes les membres de la conférence
Tui beati corporis. Ton corps béni.
09 Te lucis ante terminum, Tu allumes avant la fin,
Rerum creator, poscimus, Nous cherchons le créateur des choses,
Ut solita clementia Comme d’habitude la clémence
Sis praesul ad custodiam. Soyez le prince à garder.
Procul recedant somnia Laisse les rêves s’en aller
Et noctium phantasmata, Et les fantômes de la nuit,
Hostemque nostrum comprime, Et écrase notre ennemi,
Ne polluantur corpora. Que les corps ne soient pas pollués.
Gloria tibi, Domine Gloire à toi, Seigneur
Qui natus es de Virgine, Toi qui est né d’une vierge,
Cum Patre et Sancto Spiritu, Avec le Père et le Saint Esprit,
In sempiterna saecula. Amen. Pour toujours et à jamais. Amen.
10 De lamentatione Ieremiae prophetae: Sur la lamentation du prophète Jérémie :
GIMEL Migravit Iuda propter afflictionem GIMEL Judas a émigré à cause de l’affliction
ac multitudinem servitutis, et la multitude de serviteurs,
habitavit inter gentes, nec invenit requiem. Il a habité parmi les nations et n’a trouvé aucun repos.
DALETH Omnes persecutores eius DALETH Tous les persécuteurs
apprehenderunt eam inter angustias. Ils l’ont surpris en détresse.
[Viae Sion] lugent, eo quod non sint [Les voies de Sion] pleurent parce qu’elles ne le sont pas
qui veniant ad solemnitatem. Qui devrait venir à la solennité.
Omnes portae eius destructae, sacerdotes eius gementes Toutes ses portes étaient brisées, ses prêtres gémissaient
virgines eius squalidae, ses vierges sont sales,
et ipsa oppressa amaritudine. Et elle fut oppressée par l’amertume.
HETH Facti sunt hostes eius in capite, HETH est devenu ses ennemis à la tête,
inimici illius locupletati sunt; ses ennemis se sont enrichis ;
quia Dominus locutus est super eam parce que le Seigneur en a parlé
propter multitudinem iniquitatum eius: à cause de la multitude de ses iniquités :
parvuli eius ducti sunt captivi ante faciem tribulantis. Ses petits ont été emmenés captifs devant sa face.
Ierusalem, Ierusalem, Jerusalem, Jerusalem,
convertere ad Dominum Deum tuum. Tourne-toi vers le Seigneur ton Dieu.
11 Spem in alium, nunquam habui praeter in te, Je n’ai jamais eu d’espoir en un autre, sauf en toi,
Deus Israel, qui irasceris, et propitius eris, Dieu d’Israël, qui est en colère, et tu seras plus miséricordieux,
et omnia peccata hominum in tribulatione dimittis. Et tu pardonnes tous les péchés des hommes dans la tribulation
Domine Deus, Creator coeli et terrae, Seigneur Dieu, créateur du ciel et de la terre,
respice humilitatem nostram. Regarde notre humilité.
Spem In Alium possède des origines théâtrales : au cours de son séjour à Londres en 1567, le compositeur Alessandro Striggio fit sensation avec un motet à quarante parties vocales et instrumentales, Ecce Beatam Lucem. On se mit aussitôt en quête de l’Anglais qui pourrait relever le défi, Tallis en l’occurrence. Spem In Alium fut probablement joué pour la première fois à Nonsuch Palace, la résidence du duc de Norfolk, un catholique, à l’occasion de sa libération de prison en 1569. Tallis assura ensuite la pérennité de l’œuvre en proposant une version anglaise, Sing And Glorify, qui fut jouée lors de l’investiture d’Henri, prince de Galles, en 1610.
L’analyse numérologique de Spem suggère que c’était peut-être pour Tallis un monument sonore autobiographique, tout comme Bach et Chostakovitch devaient plus tard graver leur nom dans leur œuvre. Ce n’est qu’à la quarantième longue (mesure) que les huit chœurs à cinq voix chantent tous ensemble, en entonnant Respice ; les lignes individuelles du contrepoint n’ont pas vraiment de sens prises séparément, mais elles s’entremêlent avec une délicatesse virtuose qui contredit l’humilité contrite du texte.
On ne doit pas fuir les interprétations grandioses et théâtrales de Spem, bien au contraire. La plupart des interprétations contemporaines n’assignent qu’une voix par partie, et le déséquilibre en résulte forcément, certaines voix l’emportant sur les autres. David Hill a ancré son Spem dans la tradition anglaise en faisant usage de voix de jeunes garçons et en ajustant leur nombre et leur rythme à l’acoustique chaleureuse de la cathédrale de Winchester.
Peter Quantrill, Les 1001 œuvres classiques qu’il faut avoir écoutées dans sa vie