Josquin des Prés - Stabat Mater - Motets (4,14/5)
01 | Ave Maria | Josquin des Prés | **** |
02 | Stabat Mater dolorosa | Josquin des Prés | **** |
03 | Salve Regina | Josquin des Prés | **** |
04 | Ave nobilissima creatura | Josquin des Prés | **** |
05 | O bone et dulcissime Jesu | Josquin des Prés | ***** |
06 | Usquequo, Domine, oblivisceris me | Josquin des Prés | **** |
07 | Miserere mei, Deus | Josquin des Prés | **** |
Un disque comme celui-ci, en raison des choix stylistiques qu’il implique, est l’occasion de reposer encore une fois une question simple – qui ne relève pas seulement du dictionnaire ou de l’inventaire : qu’est-ce qu’un motet ? Dans les genres musicaux définis par Tinctoris, le motet est placé au centre de la hiérarchie : entre le « cantus magnus » de la Messe et le « cantus parvus » de la chanson, le motet est désigné comme « cantus mediocris ». Simple question de dimensions ? Sans doute… mais on peut admettre des extrapolations gigognes, comme la logique médiévale le permet. La hiérarchie affecte aussi l’effectif, c’est-à-dire le son. A la cathédrale de Cambrai, les motets sont copiés dans un seul livre – alors que les messes le sont toujours en double – : ils sont donc exécutés, régulièrement, à un seul des deux lutrins du chœur, par un groupe réduit de chanteurs, les « vicarii de moteto ». D’un autre point de vue, on pourrait dire que le motet est un genre mixte : toujours religieux, il est potentiellement liturgique – donc géographiquement et fonctionnellement du côté de la messe, dans le sanctuaire – et potentiellement privé – c’est à dire du côté de la chanson, dans l’espace plus intime de la demeure. En 1520, par exemple, un ambassadeur ferrarais à Rome raconte qu’à la table du Pape, on chantait un Salve Regina de Josquin. Ainsi, l’antienne mariale, dont l’usage liturgique est évidemment plausible, se trouve-t-elle employées aussi comme motet de dévotion privée, voire comme divertissement pieux. Rien n’indique qu’il s’agisse précisément de ce Salve à 4 voix, dont le double canon – ténor et superius reproduisent respectivement le bassus et le contraténor à la quarte supérieure – paraphrase la mélodie liturgique. Toujours est-il, qu’en situation privée, les embûches de musica ficta multipliées, comme à plaisir, par Josquin, du fait du canon, prennent alors une curieuse dimension ludique : du jeu dans la prière…
De nombreux autres motets pourraient être envisagés pour un tel usage : O bone et dulcissime Jesu, notamment, ou encore Usquequo, Domine, oblivisceris me, dont l’interprétation proposée donne une bonne idée de la sonorité « moyenne » du motet.
On pourrait être tenté de suggérer un espace « domestique » pour le Stabat mater, qui inscrit dans sa polyphonie un statut mixte : la séquence des Sept Douleurs de la Vierge Marie s’y déroule en effet autour d’un Cantus Firmus emprunté au registre courtois, le ténor de la chanson Comme femme desconfortée de Gilles Binchois. On pense évidemment aux chansons-motets contemporaines – comme la fameuse Déploration de Josquin – qui mêlent aussi poésie profane et mélodie liturgique. Pourtant, il faut également rappeler que les messes polyphoniques intègrent volontiers un Cantus Firmus profane, signe, semble-t-il, d’une destination circonstancielle dont le symbolisme, le plus souvent, nous échappe.
De la même manière, le texte très intimiste du motet Ave nobilissima creatura semble indiquer un usage privé : « Salut, très noble créature, très humble Vierge Marie, c’est pour toi comme un baiser d’entendre les mots de l’Ange : Ave Maria gratia plena, Dominus tecum. Voilà que je m’avance vers ton image, je fléchis les genoux, j’y dépose un baiser… » En dépit de ce caractère, expression d’une dévotion mariale toute de tendresse, Josquin choisit un style de composition dont la rigueur quasi isorythmique rappelle plutôt les grandes compositions architecturales réservées aux motets cérémoniels de circonstance : le cantus firmus continuant l’Ave Maria (Benedicta tu in mulieribus…) est énoncé trois fois au ténor en diminution proportionnelle.
Vers 1501-1505, date à laquelle Josquin aurait composé le Miserere pour Ercole I de Ferrare, c’est aussi d’une trentaine de chanteurs dont on disposait à la chapelle du Duc. Dans un autre registre d’expression et de composition, ce motet est également architecturé, d’une manière plus directement sensible, autour du motif psalmodique répété au ténor, de verset en verset, sur tous les degrés du mode de mi : l’échelle modale y est ainsi parcourue à 3 reprises, d’abord en descendant, puis en montant, avant de finir en redescendant (jusqu’à la).
Les dimensions gigognes du motet – durée, effectifs, espace – variables, comme on le voit, ne peuvent pas ne pas interférer avec les registres expressifs. A quatre chanteurs, ou à trente, compte tenu des conditions de pratique du temps, l’expression du mot ne peut pas se réaliser de la même manière. En ce sens aussi, par son ambivalence, le motet josquinien est encore au milieu (mediocris) : entre la vocalité objective du Moyen-Âge et la vocalité subjective de l’Humanisme Renaissance.
Jean-Pierre Ouvrard, carton original CD.
01 | Ave Maria | Josquin des Prés | **** |
Ave Maria, gratia plena,
Dominus tecum, virgo serena.
Ave cujus conceptio,
Solemni plena gaudio,
Coelestia, terrestria,
Nova replet laetitia.
Ave cujus nativitas
Nostra fuit solemnitas,
Ut lucifer lux oriens,
Verum solem praeveniens.
Ave pia humilitas,
Sine viro foecunditas,
Cujus annuntiatio,
Nostra fuit salvatio.
Ave vera virginitas,
Immaculata castitas,
Cujus purificatio
Nostra fuit purgatio.
Ave praeclara omnibus
Angelicis virtutibus,
Cujus fuit assumptio
Nostra glorificatio.
O Mater Dei,
Memento mei.
Amen.
02 | Stabat Mater dolorosa | Josquin des Prés | **** |
Stabet mater dolorosa La mère se tenait debout, dolente,
Juxta crucem lacrimosa près de la croix, pleurante,
Dum pendebat filius alors que son Fils était pendu.
Cujus animam gementem, Son âme éplorée,
Contristantem et dolentem, contristée et éprouvée,
Pertransivit gladius. Le glaive l’a transpercée.
O quam tristis et afflicta Ô combien triste et affligée
Fuit illa benedicta fut cette bénie
Mater unigeniti ; mère du fils unique ;
Quae maerebat et dolebat Comme elle s’attrista, comme elle souffrit,
Pia Mater dum videbat
Nati Poenas inclyti. Les tourments de son glorieux fils.
Quis est homo qui non fleret Qui ne verserait de larmes
Matrem Christi si videret à voir la mère du Christ
In tanto supplicio ? En un si grand supplice ?
Quis non posset contristari Qui ne saurait être contristée
Christi matrem contemplari à contempler la mère
Dolentem cum filio ? Souffrant avec son Fils ?
Pro peccatis suae gentis
Vidit Jesum in tormentis,
et flagellis subditum.
Vidit suum dulcem natum
Moriendo desolatum,
Dum emisit spiritum.
Eia mater, fons amoris, Alors mère, source d’amour,
Me sentire vim doloris fais-moi ressentir la force de ta douleur,
Fac, ut tecum lugeam. Que je me lamente avec toi.
Fac ut ardeat cor meum Fais que mon coeur s’embrase
In amando Christum Deum de l’amour pour le Christ Dieu,
Ut sibi complaceam. Que je lui sois doux en même temps.
Sancta Mater, istud agas,
Crucifixi fige plagas
Cordi meo valide.
Tui nati vulnerati,
Tam dignati pro me pati,
Poenas mecum divide.
Fac me tecum pie flere,
Crucifixo condolere,
Donec ego vixero.
Juxta crucem tecum stare,
Et me tibi sociare
In planctu desidero.
Virgo Virginum praeclara,
Mihi jam non sis amara :
Fac me tecum plangere.
Fac ut portem Christi mortem,
Passionis fac consortem,
Et plagas recolere.
Fac me plagis vulnerari,
Fac me cruce inebriari,
Et cruore Filii.
Flammis ne urar succensus,
Per te Virgo sim defensus
In die judicii.
Christe cum sit hinc exire,
Da per Matrem me venire
Ad palmam victoriae.
Quando corpus morietur,
Fac ut animae donetur
Paradisi gloria. Amen. Alleluia.
03 | Salve Regina | Josquin des Prés | **** |
Salve regina, mater misericordiae ; Salut ô reine, mère de miséricorde ;
vita, dulcedo, et spes nostra, salve. Notre vie, notre douceur et notre espoir, salut.
Ad te clamamus exsules filli Evae ; Vers toi nous crions, fils d’Eve en exil ;
Ad te suspiramus, gementes et flentes Vers toi nous soupirons, gémissant
in hac lacrimarum valle. Et pleurant dans cette vallée de larmes.
Eia ergo, advocata nostra, illos tuos Ah ! Toi qui es notre soutien, tourne
misericordes oculos ad nos converte. Donc vers nous tes yeux miséricordieux.
Et Iesum, benedictum fructum ventris tui, Et montre-nous, au bout de cet exil,
noblis post hoc exsilium ostende. Jésus, le fruit de tes entrailles.
O Clemens, O pia, O dulcis Virgo Maria. Ô clémente, Ô pieuse, Ô douce Vierge Marie.
04 | Ave nobilissima creatura | Josquin des Prés | **** |
Ave nobilissima creatura, humillima Virgo Maria,
est tibi quasi osculum hund audire versum angelicum :
Ave Maria, gratia plena, Dominus tecum.
Ergo ad imaginem tuam accedo, genua flecto,
osculum imprimo, Ave Maria dico.
O Domina gloriae, O Regina laetitiae,
angelorum domina, sanctorum justitia,
peccatorum consolatrix, infirmorum curatrix,
errantium revocatrix, desolatorum auxiliatrix,
mea promptissima adjutrix, virgo Sancta Maria.
Tibi, Domina gloriosa, commendo hodie et quotidie
animam meam et corpus meum,
ut me in tua custodia custodias,
et ab omnibus malis et fraudibus diaboli me educas,
et in ultima hora mortis meae constanter mihi assistas,
et animam meam ad aeterna gaudia perducas,
ubi tu, benedicta Maria, cum Domino nostro Jesu Christo,
per infinita saecula saeculorum. Amen.
Tenor : Benedicta tu in mulieribus, et benedictus fructus ventris tui.
05 | O bone et dulcissime Jesu | Josquin des Prés | ***** |
O bone et dulcissime Jesu, per tuam misericordiam
esto mihi Jesus !
Quid est Jesus nisi plasmator, nisi redemptor,
nisi salvator ?
Ergo bone et dulcissime Jesu, qui me plasmati tua benignitate,
rogo te, ne pereat opus tuum mea iniquitate.
Ergo quaeso, anhelo, suspirio, ne perdas quod tua fecit
omnipotens divinitas.
Recognosce quod tuum est, et ne respicias quod meum est.
Noli cogitare malum meum ut obliviscaris bonum tuum.
Si ego commisi per quod damnare me debes,
tu non amisisti unde me salvare potes,
et si secundum justitiam tuam damnare me vis,
ad tuam piissimam et ineffabilem misericordiam appello.
Ergo quaeso : miserere mei, secundum magnam misericordiam
et pietatem tuam. Amen.
06 | Usquequo, Domine, oblivisceris me | Josquin des Prés | **** |
Usquequo, Domine, oblivisceris me in finem ?
Usquequo avertis faciem tuam a me ?
Quamdiu ponam consilia in anima mea,
Dolorem in corde meo per diem ?
Usquequo exaltabitur inimicus meus super me ?
Respice et exaudi me, Domine, Deus veritatis.
Illumina oculos meos ne umquam obdormiam in morte,
Nequando dicat inimicus meus :
Praevalui adversus eum.
Qui tribuant me exsultabunt si motus fuero :
Ego autem in misericordia tua speravi.
Exsultabit cor meum in salutari tuo :
Cantabo Domino qui bona tribuit mihi,
Et psallam nomini Domini altissimi.
Usquequo, Domine, oblivisceris me in finem.
07 | Miserere mei, Deus | Josquin des Prés | **** |
Miserere mei Deus
Secundum magnam misericordiam tuam.
Et secundum multitudinem miserationum tuarum,
Dele iniquitatem meam.
Amplius lava me ab iniquitate mea :
Et a peccato meo munda me.
Quoniam iniquitatem meam ego cognosco :
Et peccatum meum contra me est semper.
Tibi soli, peccavi, et malum coram te feci :
Ut justificeris in sermonibus tuis, et vincas cum judicaris.
Ecce enim in iniquitatibus conceptus sum :
Et in peccatis concepit me mater mea.
Ecce enim veritatem dilexisti :
Incerta et occulta sapientiae tuae manifestati mihi.
Asperges me hyssopo, et mundabor :
Lavabis me, et super nivem dealbabor.
Auditui meo dabis gaudium et laetitiam :
Et exsultabunt ossa humiliata.
Averte faciem tuam a peccatis meis :
Et omnes iniquitates meas dele.
Cor mundum crea in me Deus :
Et Spiritum rectum innova in visceribus meis.
Ne projicias me a facie tua :
Et Spiritum Sanctum tuum ne auferas a me.
Redde mihi laetitiam salutaris tui :
Et spiritu principali confirma me.
Docebo iniquos vias tuas :
Et impii ad te convertentur.
Libera me de sanguinibus Deus, Deus salutis meae :
Et exsultabit lingua mea justitiam tuam.
Domine labia mea aperies :
Et os meum annuntiabit laudem tuam.
Quoniam si voluisses sacrificium, dedissem utique :
Holocaustis non delectaberis.
Sacrificium Deo spiritus contribulatus :
Cor contritum et humiliatum Deus non despicies.
Benigne fac Domine in bona voluntate tua Sion :
Ut aedificentur muri Jerusalem.
Tunc acceptabis sacrificium justitiae, oblationes et holocausta :
Tunc imponent super altare tuum vitulos.
Appartenant à la tradition franco-flamande, Josquin Desprez a composé dix-huit messes, une centaine de motets et environ soixante-dix pièces profanes, en établissant une synthèse du plus haut niveau de l’art de son époque plus qu’en le révolutionnant. Plus que tout autre, la musique de Josquin entretient un rapport étroit avec son texte, sur l’expressivité duquel elle joue, en gardant le souci de sa totale clarté. Regroupant des pièces variées, tant au niveau des textes que des formes, le disque de Herreweghe et de la Chapelle royale présente de multiples facettes du compositeur. La plastique du chœur est remarquable, et si la version est incontestablement esthétisante, elle n’en est pas moins animée.
La discothèque économique classique, Classica.